« Il n’y a pas de dames ? » demanda la princesse Schakhowskoy.


C’était en 1926 au cours d’un dîner où l’on vantait les mérites de la société de bibliophilie Les Cent. « Le regard de son interlocuteur en disait long quant à son opinion sur l’intelligence des femmes. Un peu froissée, la princesse déclara qu’elle fonderait une société de femmes bibliophiles. Le monsieur répondit qu’il doutait qu’elle trouvât beaucoup de femmes intéressées par les beaux livres. J’en trouverai non cent mais cent une lança la princesse et elle le fit. »

C’est ainsi que l’histoire est racontée dans les archives des Cent Une et elle reflète bien l’état d’esprit dans lequel naquit cette nouvelle société de bibliophilie, exclusivement féminine.

Le nom de Cent Une fut aussitôt adopté, le chiffre « un » offrant en outre le privilège d’avoir un féminin !

Les sociétés de bibliophiles fleurissent au XIXe siècle, à l’instigation de grands collectionneurs. Dans ces cénacles choisis s’entretiennent le goût du livre, le souci de mieux faire connaître les ouvrages rares, de faire redécouvrir, en les publiant, des textes inédits ou peu connus et de les faire revivre en sollicitant des artistes illustrateurs contemporains.

 Les Cent Une font vivre cette tradition du livre illustré de bibliophilie : alliance d’un texte inédit, d’illustrations d’un artiste et d’une réalisation sans faille des métiers du livre (papetiers, taille-douciers, typographes). Financé par les achats de ses membres, tiré en un nombre d’exemplaire limité, un nouvel ouvrage est publié tous les deux ans.

 

Levées d'ombre et de lumières, de Xavier Bordes, lithographie originale de Guy de ROUGEMONT

Levées d'ombre et de lumières, de Xavier Bordes, lithographie originale de Guy de ROUGEMONT

 

Premières années des Cent Une

A l’époque, les femmes étaient exclues des sociétés de bibliophilie, ce qui explique l’initiative de la princesse, intellectuelle avant-gardiste russe et qui collaborait alors à la célèbre maison Gallimard.

Les Cent Une connurent un succès rapide puisque quelques mois suffirent pour parvenir au chiffre de 101.
La baronne de Brimont, arrière-petite-fille de Lamartine, elle-même écrivain fut la première présidente. Elle était entourée d’un comité de 10 membres, dont mademoiselle Marchesseau, chef de fabrication à la N R F.

Le premier livre publié fut Suzanne et le Pacifique de Jean Giraudoux, illustré de 30 burins par J.-E. Laboureur. « Son talent aigu, subtil, touchant à l’ironie et d’une merveilleuse légèreté de trait, s’apparentait de toute évidence à l’esprit de Jean Giraudoux » disait alors madame de Brimont. Ce fut une totale réussite puisque deux ans après sa parution, la cote du livre atteignit des sommets !

La volonté des fondatrices était :

« de publier des ouvrages variés, d’auteurs français ou étrangers, soit que nous puissions mettre en lumière une valeur qui ne l’est pas encore, soit que nous rééditions une œuvre ancienne épuisée ou n’ayant pas reçu de consécration artistique, soit que nous obtenions des textes inédits.»

En 1946, ce fut un personnage d’une envergure tout aussi importante qui succéda à madame de Brimont : la marquise de Lubersac, grande érudite, pleine d’humour, qui se distingua dans la Résistance. On lui doit des livres magnifiques, illustrés entre autres par Lurçat, Trémois, Carzou…

 

Le blason des Cent Une et Jean Cocteau

A l’occasion du 25ème anniversaire de la Société, en 1951, Jean Cocteau dédie un blason aux Cent Une. Voici le texte qu’il adressa alors aux sociétaires :

« Dans une époque si dangereuse et si confuse, rien ne semble plus admirable qu’un signe de continuité. Il est de moins en moins facile de le reconnaître, mais l’artisanat nous réconforte, et singulièrement en ce qui concerne la gravure et l’imprimerie. Les artistes qui impriment et qui gravent semblent vivre en marge des drames du désordre et continuer la ligne qui sauve l’honneur.

La Société des Cent Une et sa présidente, la Marquise de Lubersac, méritent qu’on s’incline avec respect ; leur héroïsme calme contredit l’à-quoi-bonisme d’une Société prompte à se résoudre au silence. Le catalogue des publications de la Société des Cent Une étonnerait par sa haute tenue, si les noms des femmes qui l'établissent ne lui conféraient ses titres de noblesse.

Et je ne parle pas de titres de caste, mais de titres de livres et d'une noblesse d'âme dont les organisatrices de l'entreprise témoignent et qu'elles se lèguent depuis 1926. Les Cent Une prouvent, en outre, la force, le courage avec lesquels les femmes pansent les blessures d'un triste monde où les hommes s'entre-dévorent.

Cette pitié douce de Rimbaud, elles la mettent au service d’une plaie géante qui se fouille elle-même et trouve une jouissance dans le désespoir.
Je salue un groupe de grandes dames, fidèles à la royauté secrète de l’esprit. »

 

Une saison en enfer, d'Arthur Rimbaud, eaux-fortes d'André MASSON

Une saison en enfer, d'Arthur Rimbaud, eaux-fortes d'André MASSON

 

L'époque contemporaine

A la mort de la marquise de Lubersac en 1961, madame Quellenec devint présidente et témoigna de la même exigence pour la publication de livres illustrés par Dali, Masson, Jansem, Weisbuch par exemple.

La baronne Reille devint la quatrième présidente en 1988 et, grande bibliophile, assura la relève avec brio, s'assurant la collaboration de Woda, Rougemont, Babou et bien d'autres artistes réputés. Micromégas, de Voltaire, un ouvrage très original, illustré par 18 artistes différents, marqua l'an 2000.

La présidente actuelle, Catherine de Vasselot a pris les rênes de la Société en 2003. Persuadée que « la vraie définition du livre illustré de bibliophilie contemporaine est l’association d’un texte inédit à des illustrations originales et contemporaines », elle a réussi à publier des ouvrages dont les textes sont édition originale pour sept d’entre eux et à faire travailler « le triangle indispensable : éditeur, auteur et artiste. »

 

Les Cent Une à l'honneur

Les Cent Une ont été distinguées à plusieurs reprises :

  • Les Cent Une ont obtenu le second prix du livre d’art à l’exposition universelle de 1937 où cinq de leurs volumes étaient exposés dans la section organisée par J.G. Daragnès.
  • Les Héroïdes d’Ovide, illustré par Derain a obtenu le prix Catenacci décerné par l’Académie Française en 1939.
  • Les Discours admirables de Bernard Palissy, illustré par Piza a obtenu le prix « L’Aigle d’or », remis à la foire internationale du livre en 1971.

Aujourd’hui, les Cent Une, contrairement à tant d’autres sociétés de bibliophilie qui ont disparu, compte toujours 101 sociétaires et son activité florissante donne raison à la première présidente, madame de Brimont :
« Je crois qu’il y a toujours eu, qu’il se trouvera toujours une élite de femmes cultivées et artistes pour seconder un effort comme le nôtre, et qu’il n’était pas vain de les réunir. »

Les Cent Une ont été "invitées d'honneur" à la dernière exposition "Les femmes bibliophiles, de Catherine de Médicis à la Duchesse d'Aumale" à la bibliothèque de Chantilly du 23 mars au 27 juin 2011. Seule société de femmes bibliophiles contemporaine, les Cent Une étaient présentes dans toute la vitrine du fond de la bibliothèque.

En 2015, une exposition à la Mairie du 6ème a présenté une retrospective de la totalité des ouvrages édités par les Cent Une. 

Invitées du Salon du livre rare au Grand Palais en septembre 2020, les Cent Une ont exposé une magnifique sélection de livres, du plus classique au plus contemporain, et de nombreux visiteurs ont pu découvrir leur travail et leur association.